La psychologue de l’université de Cambridge Amy Orben (@OrbenAmy) auteure d’une thèse sur les adolescents, les écrans et le bien-être, publie dans le dernier numéro de la revue Perspectives on psychological science, une intéressante synthèse sur ce qu’elle appelle le « cycle sisyphéen des paniques technologiques », qui ne sont autres que des paniques morales qui s’inquiètent des changements technologiques et de leurs effets sur un groupe de personnes ou sur le public. Ces craintes généralisées, souvent irrationnelles, ont tendance à renforcer des stéréotypes en désignant des personnes marginalisées comme menacées ou menaçantes (quant à leur âge, leur appartenance ethnique, leur classe sociale, leur genre…). Mise en avant par le sociologue d’Afrique du Sud Stanley Cohen en 1972, la panique morale commence toujours par la perception d’une menace sur les normes sociales, souvent décrite de manière simpliste ou symbolique. La controverse s’amplifie par sa médiatisation jusqu’à ce que les autorités tentent d’y remédier par une législation ad hoc qui a tendance à renforcer la censure ou le contrôle de la population, et affermir les relations entre médias et autorités.
Des paniques morales récurrentes
Dans les années 40, la pédiatre américaine Mary Preston s’inquiétait des effets sur les enfants des dramatiques radiophoniques. Les inquiétudes sur les effets de la radio ont depuis longtemps disparu, mais elles ont été remplacées, à chaque développement technologique des mêmes alarmes et des mêmes constats. Ces paniques technologiques sont récurrentes, comme si chaque introduction de technologie répondait à un cycle de préoccupations constantes. Pour Amy Orben, il est nécessaire de mieux regarder ce cycle de préoccupations allant du public, aux scientifiques et aux décideurs publics.
Image : extrait de la frise des paniques technologiques imaginée par BBC Future.
Elle rappelle que l’expansion des préoccupations quant aux effets de la technologie s’est accrue avec l’émergence de la prise en compte de l’enfance et de l’adolescence et la montée de la science pour répondre aux préoccupations de la société. La montée du rôle de la recherche n’a pourtant pas toujours amélioré le débat. Au milieu du XXe siècle, le développement de la télévision et la montée de la violence des jeunes se sont cristallisés sous forme de problème. Aux États-Unis, un groupe de travail sur les médias a été créé pour examiner les preuves scientifiques des effets de l’un sur l’autre. Ce groupe d’experts a conclu que la violence télévisuelle était un facteur contributif majeur des comportements violents de la société. Reste, souligne la chercheuse, des études contradictoires (montrant que la télévision n’augmentait pas les niveaux d’agressivité et que la vie des enfants n’était pas dominée par la télévision) ont été écartées. Mais face à la panique morale, ces preuves n’ont pas apaisé les inquiétudes. Pour la chercheuse, la pression politique et publique a d’un côté fait appel à des scientifiques pour recueillir des preuves et de l’autre a écarté celles qui ne lui convenait pas.
Les travaux scientifiques sur les paniques technos se sont depuis multipliés avec la démultiplication des technologies et avec l’injonction à la science de résoudre les problèmes pratiques de la société. Le problème, souligne la chercheuse, c’est que chaque nouvelle technologie a été traitée distinctement des précédentes. La recherche en psychologie notamment semble désormais piégée dans ce cycle de réaction sans fin, à la manière de Sisyphe et son rocher.
La panique morale technologique, ce déterminisme
Qu’est-ce qui pousse à ces paniques morales ? Si le processus est complexe, Amy Orben explique que le déterminisme technologique joue un rôle crucial. Le déterminisme technologique repose sur l’idée « que les technologies utilisées par une société forment des conditions de base et fondamentales qui affectent tous les domaines de l’existence et que lorsque ces technologies sont innovantes, ces développements sont le moteur le plus important des changements dans ladite société ». « La technologie est donc considérée comme un fondement et un agent de changement, alors que la société elle-même est supposée avoir peu de pouvoir pour influencer les technologies elles-mêmes ». Pour la population, comme pour le milieu politique, la technologie est considérée comme « une force autonome qui ne peut être arrêtée ». Quand une techno s’impose, elle est souvent jugée, positivement et/ou négativement, mais ces deux points de vue, utopiques comme dystopiques reposent sur l’hypothèse déterministe. D’un côté, l’internet des prémisses était vu comme un moyen de fournir un contenu informatif et éducatif qui allait égaliser les conditions sociales et fournir un meilleur accès à l’information. De l’autre, d’autres s’inquiétaient de la promotion de la violence, de l’accès à des contenus inappropriés ou des inégalités d’accès qui pouvaient se creuser.
Lorsqu’une plus grande partie de la population commence à utiliser une technologie, les préoccupations montent à mesure qu’elle provoque des changements sociétaux complexes. Les arguments causalistiques se révèlent souvent puissants parce qu’ils sont difficiles à nier : qu’importe s’ils mettent de côté des constats plus variables, comme le fait que les effets de la télévision puissent dépendre des contenus regardés plus que de la télévision elle-même.
La régulation peine… à réguler
Les paniques morales sont des moments de cristallisation d’inquiétudes face à quelque chose qui remet en question les valeurs et les normes de la société, qui provoquent une introspection et une condamnation morale du public et des autorités et qui perdurent jusqu’à ce qu’elles disparaissent, soient submergées ou se détériorent. Elles concernent souvent des groupes sous représentés ou sans pouvoir (enfants, immigrants, femmes…) alors que d’autres en sont exclus (les journalistes et chercheurs semblent souvent curieusement immunisés contre les effets négatifs de la panique, ironise la chercheuse). Les politiques tirent souvent avantage des paniques sociales liées aux technos et s’en saisissent pour réguler le secteur ou pour affirmer vouloir le faire, explique Amy Orben en constatant pourtant que leur positionnement est rarement suivi d’effets régulateurs pertinents. Pire, bien des recherches soulignent que ces postures détournent les questions de réformes plus difficiles ou profondes, comme de s’attaquer aux causes réelles des inégalités structurelles de la société.
Dans les années 50, lorsque les bandes dessinées étaient devenues le bouc émissaire de comportements antisociaux des plus jeunes, une autorégulation ad hoc a été adoptée, sans grands effets sur ces comportements de la jeunesse, mais avec de réels effets sur la production de comics.
Image : extrait de la frise des paniques technologiques imaginée par BBC Future.
La réponse politique n’est pourtant pas la seule en cause. De plus en plus souvent, on demande des solutions à la recherche scientifique et aux experts. Les préoccupations sociétales qui surgissent ne sont donc pas seulement un événement politique, mais également un défi pour la science. L’apaisement de la panique morale est de plus en plus externalisé vers la science, avec des financements adaptés qui favorisent sa dépendance tout en renforçant sa légitimité et son prestige. Instrumentalisée, la science devient alors parfois le fournisseur de preuves pour répondre aux préoccupations morales.
Des réponses sans cesse réitérées… et toujours inadaptées
Pour Amy Orben, la question de l’addiction, de la violence ou du sexe… liée aux technos émergentes a été soulevée à chaque nouvelle technologie : avec la radio, la BD, la télé, les jeux vidéos et les médias sociaux… Mais les preuves apportées à chaque fois (ou plutôt leurs absences) n’ont pas améliorées ni les préoccupations du public qui se sont reportées d’une technologie l’autre, ni les réponses circonstanciées de chaque type de média. Pour la chercheuse, la recherche, notamment en psychologie, n’a cessé de réinventer la roue, sautant d’une technologie l’autre, d’une opportunité l’autre, preuve, selon elle, qu’il manque certainement quelques fondements théoriques quelque part.
Pour Orben, l’hypothèse du déplacement de la panique permettrait peut-être d’arrêter de regarder les technos comme des entités distinctes à chaque nouveau développement. Mais rassembler ces approches, comme l’avait noté Jacques Ellul, est extrêmement difficile, car les technologies forment un réseau complexe et qu’il demeure très difficile de déterminer en quoi les changements techniques influent sur nos systèmes sociaux eux-mêmes complexes. À défaut, les chercheurs doivent parvenir à mieux prendre en compte la compréhension antérieure d’autres technologies, plutôt que de recycler et redémarrer sans cesse les questions de recherche à zéro. « Sans théorie pour guider le progrès, la recherche sur une nouvelle technologie répond souvent aux mêmes questions de base que celles auxquelles les chercheurs précédents avaient déjà répondu en examinant les technologies précédentes ». Dit autrement, les recherches font des constats parallèles sans paradigme théorique commun. Trop souvent, ils relient la technologie au résultat qui suscite l’inquiétude (la violence ou la dépression par exemple) qui oriente les publications vers un point de vue causaliste dont l’un des principaux défauts consiste à généraliser l’effet ou à considérer que tous les membres du public sont affectés de la même manière : l’écoute des dramatiques radiophoniques provoque l’anxiété, les jeux vidéo l’agressivité, les médias sociaux la dépression… Bien sûr cet argument causaliste montre souvent ses limites : d’abord parce que tous les publics ne réagissent pas de la même manière, ensuite parce que trop souvent on estime que la techno a une influence substantielle (sans mesurer les évolutions des autres aspects, éco ou sociaux par exemple).
Pour sortir de l’approche causaliste, estime Orben, il convient certainement de mieux observer la diversité des publics, de mieux observer la diversité des contenus et modes de consommation des technologies. Reste que passer d’une approche causaliste à une approche plus complexe, plus multidimensionnelle, n’arrive bien souvent que quand suffisamment de connaissances sont accumulées.
Mieux définir et cibler les réponses à apporter ?
Un autre problème repose sur l’absence de consensus. Les débats sont souvent clivés et clivants. Les controverses nourries. L’absence de théorie laisse émerger des camps et des désaccords scientifiques ou politiques, renforcés par des études isolées, peu voire pas coordonnées. Produire rapidement et efficacement des preuves en l’absence d’outils conceptuels et méthodologiques se révèle donc un premier problème à lever.
Le second est celui des responsabilités politiques. Amy Orben s’appuie sur le livre du spécialiste néerlandais Cees Hamelink (The technology gamble, 1998, non traduit) pour distinguer 5 types d’évaluations politiques des technologies. Les décideurs peuvent faire un travail rétrospectif pour tirer des leçons des technologies passées, mais sa limite est de se révéler vite inadaptée. Ils peuvent opter pour une approche « formative » consistant à tester les produits lorsqu’ils apparaissent sur le marché pour les évaluer. Là encore, cette approche semble inadaptée à une innovation extrêmement rapide. Ils peuvent s’appuyer sur des évaluations coûts/avantages ou encore sur des scénarios prospectifs, qui se révèlent souvent faillibles.
Orben recommande plutôt la dernière option, à savoir l’« évaluation sommative« , consistant à examiner l’impact d’une techno sur un ou plusieurs groupes le plus rapidement possible. Si cette méthode peut révéler une certaine efficacité, cette approche est en contradiction même avec le temps nécessaire à la recherche.
Orben exclut le principe de précaution, c’est-à-dire une politique technologique par excès de prudence, notamment parce que les interventions politiques devraient être fondées sur des données probantes. Face à une technologie devenue complexe et extrêmement rapide, le contrôle est difficile, coûteux et lent, à l’image des tentatives britanniques actuelles pour bloquer l’accès des plus jeunes aux sites pornographiques qui impliquent la construction de base d’informations particulièrement sensibles et qui peuvent avoir des effets particulièrement délétères sur les libertés publiques. Comme le pointait David Collingridge dans son livre The Social control of technology (1980, non traduit), qui mettait à jour un dilemme méthodologique : les changements quand une technologie est pleinement développée sont coûteux et perturbateurs, ce qui rend la régulation difficile ; à l’inverse, quand le changement est encore bien facile, il est assez difficile d’en prédire la nécessité. Pour lui, l’enjeu alors est plutôt que la société conserve une capacité à adapter la technologie, c’est-à-dire à la réglementer pour accroître sa flexibilité.
Quand on regarde la panique morale avec du recul historique cependant, on se rend compte qu’aucun politicien aujourd’hui ne légiférerait sur la BD ou sur les dramatiques radiophoniques… Ces anciennes technologies sont devenues finalement des éléments sans incidences sur la vie quotidienne. Pire, les débats anciens révèlent finalement une forme de vacuité et soulignent que malgré ses passions, ils ont peu contribué à la création de connaissances qui permettraient des interventions politiques efficaces et opportunes. Au final, le cycle de panique pourrait se contenter d’une forme de statu quo, les chercheurs trouvant finalement des financements cycliques et les effets de leurs recherches demeurant situés.
Pourtant, pour Orben, l’avenir n’est pas celui-ci : « avec l’accélération de l’évolution et de l’adoption des technologies, l’importance d’assurer un pilotage efficace des nouvelles technologies et une production efficace de la recherche ne fera que croître à l’avenir ». Collingridge proposait une autre solution, celle de mettre en place un « tribunal scientifique » pour accélérer la production de recommandations, permettant de modifier les politiques à un stade plus précoce… Un tribunal qui pourrait ressembler plutôt aujourd’hui à une forme de convention citoyenne sur des sujets spécifiques, à l’image de la Convention citoyenne pour le climat qu’on pourrait par exemple répéter sur d’autres sujets comme la 5G ou les réseaux sociaux. Le tout accompagné d’un processus de surveillance et d’évaluation des effets des décisions pour les adapter en continu aux objectifs décidés.
Autre suggestion pour briser le cycle de panique, Orben propose de mieux intégrer les constats établis sur d’anciennes technologies sur les nouvelles (mais cela nécessiterait un soutien plus fort à une recherche théorique à long terme et pas seulement à une recherche contextuelle).
Mais l’essentiel demeure de trouver les moyens d’accélérer et d’améliorer la recherche. Ici aussi, des solutions sont envisageables, soutient la chercheuse. S’intéresser non pas aux effets d’une technologie dans son ensemble, mais à une utilisation unique ou spécifique (par exemple l’effet des médias sociaux sur le bien-être, plutôt que les médias sociaux en général ou à l’impact de la nature non directe de la communication). Mener des recherches sur des populations spécifiques plutôt que génériques. Mener des recherches qui précisent mieux le calendrier des effets qu’elles mesurent (à court ou long terme). Enfin, mieux apprécier la taille ou l’ampleur de l’effet pour mieux préciser son impact ou son importance. Ainsi que la direction des effets (et notamment regarder les effets des technologies sur la société, mais également les effets de la société sur les technologies). Si on y associe des données ouvertes et du partage de matériaux, les progrès pourraient être améliorés, à l’image des projets ouverts du Psychological Science Accelerator ou Many Labs de l’Open Science Foundation.
Et la chercheuse d’inviter son domaine d’étude, la psychologie, à ne pas devenir complice d’un cycle de panique technologique sans fin. Pour cela, Amy Orben tente d’en esquisser des pistes de réponses pragmatiques, notamment en invitant à améliorer, concentrer et relier la recherche. Ce manque d’études et de précision, c’est notamment l’une des conclusions que nous pointions dans les pistes de nos travaux sur l’attention. En matière d’appréciation des effets des technologies sur la société, le décalage entre les débats publics et les données est patent. Amy Orben ne dit pas autre chose dans ses travaux sur le rapport des adolescents aux smartphones. Reste à parvenir à mieux en discuter. Pas si simple. Ce qui reste sûr, comme le soulignait le philosophe Ruwen Ogien dans La panique morale (Grasset, 2004), c’est qu’au lieu d’aider à démonter les préjugés, l’appel à la morale les renforce.
Hubert Guillaud
July 07, 2020 at 11:48PM
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